De l’Utopie à l’Evidence – Laurence Mouret

Utopie : étymologiquement, cela veut dire qui n’existe nulle part. Cela ne veut pas dire impossible. Nombre de thèses scientifiques ou technologiques évoquées dans les ouvrages de science-fiction ont trouvé une réalité a posteriori. Pour mémoire dans les classiques :

-Les machines germées dans l’imagination de Léonard de Vinci ou de Jules Vernes.

-Le voyage dans la Lune de Cyrano, même si on n’y parvient pas exactement de la même manière (en se laissant emporter sur des gouttes de rosée s’évaporant à la chaleur des rayons du soleil levant). Quant à Méliès, il en fait une description comique, plus proche de la réalité technique aujourd’hui connue.

Toujours est-il que lorsque ces élucubrations intellectuelles ont vu le jour, l’éventualité de leur réalisation n’était même pas envisageable.

Souvent, utopie d’hier est réalité de demain. En cela, il nous est permis d’espérer. Mais pour voir cette espérance se concrétiser, il est nécessaire d’avoir un levier : Outil formidablement puissant dans les mains de celui qui sait et qui veut s’en servir. Ce levier s’appelle Créativité.

La créativité est la condition sine qua non à la recherche. Pour s’épanouir, elle requiert un espace de liberté, nécessaire et impératif, affranchi des conventions dogmatiques et institutionnelles…. Ne serait-ce que pour développer sa curiosité et avoir la possibilité de jeter un regard différent, sous un autre angle, sur le monde qui nous entourent.

Ainsi, naît l’esprit critique ET positif.

Dans un monde idéal, tout un chacun devrait travailler au bonheur et au progrès de l’Humanité.

Mais quel prix est-on capable de payer pour atteindre cet objectif : un monde meilleur.

Quand chacun se demande ce qu’il peut y gagner, un véritable humaniste se demande ce qu’il peut offrir.

Sa conviction forgée l’amène souvent au sacrifice, plus ou moins volontaire, plus ou moins ultime, dans des domaines et à des degrés différents :

Galilée a renoncé à ses convictions.

Plus près de nous, Bill Gates redistribue sa fortune.

Le colonel Beltrame a offert sa vie…

Et pour aller au-delà ?

Qu’est-ce que le progrès POUR l’Humanité, différent selon moi du progrès DE l’Humanité ; celui-ci étant d’ordre conceptuel, tandis que le premier a des intentions plus concrètes. Notion subjective certes, dont l’orientation peut varier en fonction de son contexte environnemental, social, politique ou religieux.

Le véritable progrès POUR l’humanité se joue de ces considérations spatio-temporelles et devient évident quelle que soit l’inclination du moment … ou très peu de temps après.

Quoiqu’il en soit, le premier est un objectif ayant pour but d’atteindre le second.

Souvent les grandes inventions sont initiées par des utopies et accouchées avec plus ou moins de douleurs. Le contexte religieux et social pèse lourdement sur l’élaboration des pensées.

Au Moyen Age et dans les siècles qui suivent, l’univers mental et social reste saturé par le religieux, et les savants ne peuvent échapper à cette réalité prégnante. Il n’est pas inutile de rappeler, parmi d’autres paradoxes révélateurs, que Galilée a failli se faire moine, et que Pascal a dénoncé un chrétien rationaliste aux autorités ecclésiastiques. Les confrontations avec le dogme sont bien réelles.

Faisons un retour dans le temps :

Au XVII Siècle, quand Galilée rend publiques ses convictions coperniciennes, il est jugé pour excès de foi… scientifique ! et il y renonce bientôt devant le tribunal de l’Inquisition lors de son procès en 1633 en prononçant une formule d’abjuration préparée par le Saint Office.

« L’affaire Galilée », qui trouve sa conclusion dans la célèbre maxime : « Et pourtant elle tourne », prononcée, dit-on, par cet homme brisé, renvoie au martyr provoqué par l’intolérance, à la démonstration de la concorde impossible entre la science et l’Écriture Sainte telle qu’elle était envisagée alors.

Mais ce procès a un retentissement autre et considérable, car il contribue à inhiber des générations de savants résidant en terre catholique.

Au XVIII siècle, (Jean-Baptiste de)Lamarck est le premier à proposer une étude naturaliste des êtres vivants à partir de laquelle il élabore une théorie de leur évolution, mal comprise par ses contemporains, dénigrée et déformée par ses adversaires. Il est un de ceux qui ont pour la première fois utilisé le terme de biologie pour désigner la science qui étudie les êtres vivants.

(Georges Louis Leclerc de) Buffon est un penseur qui a embrassé tous les domaines de l’histoire naturelle. Ses théories, parfois erronées, sont fondées sur l’observation et l’expérience. Souvent opposé aux idées générales de son temps, il fracasse bien des préjugés en avançant qu’il y a autant de variétés d’hommes noirs que d’hommes blancs et qu’il n’existe qu’une seule espèce humaine.

L’Académie des Sciences qui avait entrepris l’édition de ses « Mémoires pour servir à l’histoire des plantes » ( et de l’évolution des espèces en matière botanique), abandonne donc sa rédaction, leur auteur n’étant pas dans le courant de pensée tenue par les instances reconnues de l’époque.

100 ans plus tard, Charles DARWIN, qui a eu un peu plus de chance malgré les attaques en règle des sociétés bien pensantes, est aujourd’hui considéré comme le père d’une théorie, en fait, somme des travaux des précédents. Est-ce une maladie endémique du vieux monde que de ne pas reconnaître ses précurseurs ?

On n‘est pas si loin de cette censure dogmatique aujourd’hui encore.

Qu’en est-il encore aujourd’hui de cette censure dogmatique ?

Autrefois, c’étaient les mentalités, forgées dans le carcan religieux qui faisaient obstacle à la créativité. Aujourd’hui, ce sont les systèmes juridiques dans lesquels les technocrates nous enferment, en pensant que cela est bon pour administrer, je n’ose pas dire gérer, une collectivité.

Je vais faire là un peu d’encyclopédie et reprendre succinctement la thèse de Thomas Samuel Khun.

On change de vision du monde lorsqu’elle est remplacée. Philosophe et historien des sciences du XX siècle, il développe la thèse d’une science progressant par ruptures, appelées révolutions scientifiques. Pour illustrer ce basculement, il emprunte l’exemple de l’image du « canard-lapin » :

Selon le regard posé sur ce dessin, on y reconnaît alternativement le profil d’un canard ou celui d’un lapin. Kuhn transpose ce phénomène à la science.

La représentation scientifique particulière du monde change dès que le point de vue se modifie.

Il nie l’existence d’une position neutre et propose une conception selon laquelle une théorie scientifique s’insère au sein d’un schéma qu’il désigne par « paradigme » : Il s’agit d’un consensus adopté par la communauté scientifique dominante, qui détermine la théorie et l’activité scientifiques en vigueur quelles qu’en soient les conséquences.

Une innovation scientifique révolutionnaire, c’est une technologie ou une thèse de rupture qui finit par remplacer les thèses et /ou pratiques dominantes d’une époque.

Je souhaite vous présenter un de ces hommes. Visionnaire et contesté par ses contemporains.

Avant de laisser place à une vidéo, je vais résumer l’allocution de Monsieur le Sénateur Maire Gérard COLLOMB, préliminaire au discours que vous allez entendre. Je l’ai enrichi de remarques personnelles quant aux évènements et leurs retombées, car je suis placée mieux que quiconque ici pour les avoir vécus de près. Cette allocution, adressée à un récipiendaire de la médaille de la ville de Lyon, vient saluer un parcours tout entier consacré à la médecine :

Hommage lui est donc rendu par sa ville d’adoption pour sa contribution « exceptionnelle » au progrès de la science et de la médecine moderne. En reconnaissant ce parcours consacré tout entier à la collectivité et à la poursuite de l’intérêt général, marqué par une participation majeure au progrès des techniques chirurgicales ; est enfin rendu à César ce qui est à César.

Car cet engagement, qui a initié une véritable révolution thérapeutique pour des millions et millions de patients à travers le monde, a toujours été marqué par la fidélité à ses convictions de jeunesse : l’idéal d’une médecine humaniste, une médecine humaniste idéale, sans cesse à la recherche du progrès, et toujours ouverte aux idées nouvelles.

Belle utopie.

Cet engagement dis-je, a aussi engendré bien des controverses… Pour lui, la Médecine, plus qu’une science, est un art et il dit souvent, un artisanat. Mais son exercice oblige le respect de valeurs qui selon lui, en sont indissociables, une véritable philosophie, un réel humanisme.

Médecin, c’est sa vocation… on l’a assez souvent entendu de sa bouche ou de celles de ses proches… A 6 ou 7 ans il est déjà décidé à devenir chirurgien, pour suivre les traces de son oncle et parrain.

A 17 ans, il devient le plus jeune externe des Hôpitaux de Lyon, je ne me souviens plus en quelle année lui a été décernée la médaille d’or de l’internat des HCL mais en 1966, c’est sûr, il soutient sa thèse de doctorat en médecine.

Entre temps, il enseigne l’anatomie dans les Universités de Lyon, de Saint Etienne, Clermont Ferrand, Paris et Nice, et aussi à celle de Turin en Italie.

Très tôt, pressentant que la technologie coelioscopique, dont l’utilisation était encore marginale, tiendrait un rôle majeur dans l’avenir de la chirurgie dite moderne, il est décidé à en révéler toutes ses potentialités, persuadé qu’elle pourrait servir des interventions à des fins thérapeutiques dans son domaine (je dirais plutôt un de ses domaines), celui de la chirurgie digestive.

Les balbutiements de la chirurgie coelioscopique prennent naissance au XIX siècle avec les travaux du médecin italien Filippe BOZZINI et elle devient une véritable alternative à la chirurgie ouverte grâce aux siens, quand il réussit à Lyon en 1972, la première intervention chirurgicale sous coelioscopie à des fins de guérison.

Cette première mondiale, longtemps restée inconnue, voire contestée et même réprouvée par ses pairs, marque le début de ses recherches personnelles qui lui permettront d’imposer, 25 ans plus tard, la coelioscopie comme l’une des mutations les plus importantes de la chirurgie du XX siècle.

Considéré par les uns comme un visionnaire et un précurseur, par les autres (c’est-à-dire la majorité des têtes pensantes du moment) un original atypique, qui a peut-être raison, mais bien trop longtemps avant tout le monde pour être pris au sérieux.

A ceux-là je voudrais dire, que comme en tout, il faut bien un premier.

L’avenir lui donne raison quelques années plus tard :

En 1983 il réalise sous coelioscopie un acte chirurgical complexe avec extraction ; et en 1987, le début de sa gloire et de ses malheurs, quand il pratique une ablation de la vésicule biliaire par cette même technique. Ses paroles au sortir du bloc furent : « c’est une première et ce sera la dernière » tant l’acte était difficile avec les instruments qu’il avait dessinés et fait fabriqués pour ce faire.

Toutefois, le patient ainsi opéré voit sa convalescence réduite d’une semaine à 24 heures, et c’est l’ensemble du corps médical qui est bien obligé de se rendre à l’évidence que la coelio est devenue une technologie d’avant-garde absolument incontournable.

Son succès va grandissant avec l’apparition de la vidéo dans les blocs opératoires donnant ainsi une nouvelle ampleur à sa technique et ses découvertes, en permettant leur divulgation.

Tandis que les sommités de l’Académie de médecine française, toujours méfiantes envers sa pratique, qui aurait pu bouleverser leur vision professionnelle et leur confort routinier dans l’exercice de la chirurgie traditionnelle, le considéraient comme un escroc (SIC), et criaient à l’hérésie (SIC) ; ce sont ses homologues américains qui lui rendent hommage au congrès d’Atlanta en 1992, par une standing ovation de plus d’un quart d’heure !

A cause d’une pratique hospitalière devenue aujourd’hui évidente, et qui lui a valu bien des déboires, que je lui laisserai exposer dans un instant, il est frappé d’interdiction d’exercer en France.

Il continue cependant de parcourir le monde pour enseigner et promouvoir cette nouvelle technique de la chirurgie dans les pays développés mais aussi et surtout (et je sais qu’il y tient) dans les pays que l’on dit pudiquement en voie de développement.

Cet engagement pour rendre accessible les progrès de la médecine aux plus pauvres le conduisent entre autres, en Afrique, en Inde et au Vietnam. Il fait de lui un de ces grands médecins humanistes qui ont marqué l’histoire.

Sa carrière, toujours guidée par un sens profond de l’éthique et des valeurs de la médecine, est jalonnée par de nombreuses distinctions (surtout à la fin) :

Membre de plusieurs Académies et Sociétés de médecine et de chirurgie en France et à l’étranger.

Membre fondateur et premier président de la Société Française de chirurgie endoscopique

Membre du pool médical à l’origine de l’hôpital français de Hanoï. Professeur honoraire de l’Université de Hunan en Chine et j’en passe…

Lui sont attribués à ces occasions, nombre de médailles et prix qui terminent tous au même endroit : au fond d’un tiroir. (Tant il est si loin de toute ostentation)

La seule distinction qu’il reçoit avec un réel bonheur me semble-t-il est le Honda Prize, en novembre 2007. Et dont la raison d’être est parfaitement résumée dans les paroles de son fondateur, Monsieur Sochiro Honda, lui-même :

« Que ce soit de l’apprentissage ou de la technologie, tout dans ce monde n’est rien de plus que de servir les gens. Je pense que la chose la plus importante de toutes est d’avoir de l’amour pour l’Humanité ».

En 2010, un très photogénique mathématicien au nœud de cravate soyeux, fait la une des médias de tout poil, parce qu’ayant reçu la médaille Fields – le prix Nobel de mathématique – Je fiche mon billet à quiconque dans cette assemblée pour m’expliquer les applications tangibles de ses travaux dans notre vie quotidienne…

De même, qui de vous, avant que je vous l’expose, avait connaissance du Prix Honda – le prix Nobel de médecine ? De son but, et de ses attributions basées sur des applications concrètes aux bénéfices de l’Humanité ?

Comme quoi, la pensée institutionnelle limite et dirige encore de nos jours, la divulgation générale des idées…

Le 21 décembre 2007, le sénateur maire de Lyon le reçoit Citoyen d’honneur. Exactement un solstice plus tard, il nous quitte pour sans doute œuvrer à de plus hautes aspirations.

Voici donc, raconté par lui-même, ce chemin de l’utopie vers l’évidence :

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